mercredi 18 décembre 2013

André Abbal...

 

 ...la femme sur le bœuf ?

Et pourquoi pas Europe ?

« Ne m’appelez plus jamais Europe…l’Europe elle m’a abandonnée » ! pourrait chanter (en imitant Sardou) la massive statue d’Abbal, posée juste devant les Pyrénées, devant le panorama tourné vers l’Ouest, pile vers le Pic du Midi, à Saint-Gaudens.

Car l’épouse d’Abbal, née Berthe Lécussan, (son père Louis étant lui-même professeur au Lycée de Saint-Gaudens de 1894 à 1914). Puis la fille Anne-Marie, toujours là pour évoquer son père à Carbonne, ne veulent pas changer le nom : -« c’est la femme sur le bœuf , la nommait mon père André, rien d’autre » !
  

Je fais appel à Rose Fernandes, qui soutient le 2 décembre 2011 sa thèse dans le cadre de l’École doctorale Temps, Espaces, Sociétés, Cultures (Toulouse) : « André Abbal (1876-1953) : un apôtre de la taille directe, un renouveau possible pour la sculpture figurative ». Rose est la conservatrice du Musée Abbal à Carbonne, et connaît tout du sculpteur.

Voici le résumé officiel un peu arrangé : « Petit-fils et fils de tailleurs de pierre reconnus à Moissac, André Abbal (Montech 1876 – Carbonne 1953) est « né, dit-on, un marteau à la main » , son grand-père Jacques ayant notamment participé à la restauration du tympan de la célèbre abbatiale romane de Moissac.


Même s’il s’adonne au modelage à ses débuts, pétrissant la glaise dans le goût de l’époque, pour en faire tirer des bronzes, il regrette de ne pouvoir maitriser l’œuvre de bout en bout.
 
 À la fin de la guerre, il décide de ne plus perdre de temps et de répandre autour de lui, ce qu’il pense être la « vraie sculpture » qu’il appelle la taille directe. Sa quête effrénée lui vaudra le surnom d’«apôtre de la taille directe». « Vous me demandez ce qu’est la vraie sculpture ? Il n’y a de vraie sculpture que faite avec un bon ciseau et un maillet agile ».

 L’esthétique d’André Abbal s’inscrit dans la mouvance figurative classique, celle des sculpteurs soucieux de rester fidèles à la figure tout en réinterprétant la nature à partir des lois de l’époque classique. Il tient une place reconnue à l’échelle nationale et est très présent lors de l’Exposition des Arts Décoratifs de 1925 et de l’Exposition Internationale de 1937 avec des œuvres comme La Sculpture ou le Labour. Cette dernière manifestation est d’ailleurs l’illustration même d’un classicisme triomphant au sommet de sa gloire.


la sculpture, Palais de Chaillot















la scène des labours se retrouve en haut du monument aux morts de Saint-Nicolas de la Grave
la semeuse est décalée et sème bien sur la terre remuée : des commentateurs mal avisés la voient en
effet devant l'attelage, ce qui serait illogique

Très bien tout cela, mais apparemment, rien de détaillé sur « la femme au taureau »

Comment en savoir davantage ? Existe-t-il des photos de l’époque, pas si éloignée, où Abbal s’est attaqué à ce gros morceau de calcaire ? Comment a-t-on transporté de Carbonne à Saint-Gaudens cette masse, qui doit bien peser vingt tonnes voire davantage ?
 

Je m’attaque à l'énigme, visite les archives départementales : bingo ! : une trentaine de feuillets manuscrits, ou dactylographiés sur les machines à écrire de l’époque, avec comme thème une date illustre : l’inauguration de « la femme sur le bœuf », le dimanche 4 septembre 1955, dans la grande salle de la Mairie. La veuve du sculpteur a bien quémandé que cette manifestation se fasse en plein air, devant la statue ! Etant donné l’éloignement du centre ville et de la gare, on lui dit non : ce sera en ville ! Je demande des photocopies, signe un chèque de 10,26 Euros (avec reçu), déchiffre, il y a (presque tout) : la liste des invités dont mon prédécesseur Daniel Brisebois alors Chef des Services agricoles de la Hte Garonne, et le Président de la Chambre d’Agriculture, Couzinet : forcément…on inaugure un bœuf ! Les lettres de ceux qui seront là. Le Maire de la ville avoue à Berthe Abbal « avoir des raisons de ne pas être en bons termes avec Monsieur Badiou maire de Toulouse, et donc dans l’impossibilité de l’inviter »…tout en suggérant à la veuve de le faire elle-même ! De ceux qui demandent au Maire, Monsieur Armand de Bertrand Pibrac de leur réserver une chambre (à l’Hôtel du Commerce avec ris de veau au menu). De ceux qui demandent au même Maire de leur faire dactylographier leur propre discours pour le relire plus tard dans l’euphorie de leur cabinet de toilettes perso. De Madame André Abbal elle-même qui nous apprend (dans une lettre manuscrite du 29 août) que c’est Monsieur Robert Rey, directeur des Arts Plastiques à la Direction des Beaux-Arts à Paris qui a commandé l’œuvre au sculpteur à la fin de la guerre de 39. Comme Berthe a passé sa jeunesse à Saint-Gaudens, on devine que c’est elle qui a soufflé le projet à l’Etat d’en faire don à la ville de son enfance. Ville de Saint-Gaudens, patronne des Arts mais dépouillée de la statue du sculpteur Saint-Gaudens par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. Vincent Auriol Président de la République (et habitant Muret où son jardin est décoré de statues du Maître) est invité, mais se fait excuser : il est venu auparavant à Carbonne, inaugurer une autre œuvre du sculpteur son ami, et ne peut récidiver.
  
Vont discourir quatre personnages, le Maire puissance invitante, seule autorité locale, les autres intervenants étant forcément Toulousains : c’est là que siège l’Académie des Jeux floraux avec à sa tête le Secrétaire perpétuel Pierre de Gorsse ; Touny-Lerys Président de la Société des Arts et Belles Lettres, mainteneur de la même Académie. Et Paul Sentenac, publiciste et critique d’art, Président de la Société des amis d’Abbal. C’est lui qui se fait réserver l’hôtel, depuis l’hôtel d’Ax-les-Thermes, où il se repose apparemment.

Il y a des métaphores : « je vois surtout en lui le magicien poète poursuivant et captant, tout au long de sa vie, les ailes de ce papillon qu’il nomme la Beauté du Monde » (qu’est-ce que cela signifie ? serait-ce un vrai papillon ?).On proclame en vers : «Sculpteur, repousse L’argile que pétrit Le pouce…Oui, l'oeuvre sort plus belle D'une forme au travail Rebelle, Bois, marbre onix, émail. Lutte avec le carrare, Avec le paros, dur Et rare… Sculpte, lime, ciselle, Que ton rêve flottant se scelle dans le bloc résistant» (on cite Théophile Gautier, et il paraît qu’Abbal roulant les « r » comme nos nestes et nos gaves roulent les galets, récitait ces vers).
  


La femme sur le bœuf ne convient pas à tout le monde, puisque placée devant la Montagne, d’autres la nomment « la Montagne » justement. Pierre de Gorsse y voit « la déesse Pyréne, fille d’un roi d’Ibérie, séduite par Hercule dont elle mit au monde un serpent, et qui effrayée par cette naissance, s’enfuit en nos montagnes afin d’y vivre au milieu des bêtes féroces…lesquelles d’ailleurs la mangèrent. »

Il nous raconte tout cela, en concluant (merci à lui) par la question : « Est-ce la déesse Europe, fille d’un roi de Phénicie, aimée par Jupiter qui l’enleva en se transformant en taureau ? Qu’importe ! » mais il n’a pas terminé :

« Comme l’a si bien souligné Louis Gratias, le vent du soir soulèvera sa longue chevelure, sous la caresse du soleil ses hanches pleines et galbées, mises en valeur par le pelage frisé du bovidé, frémiront dans la lumière, et l’harmonie si pure de ce corps de femme opposé à la puissance du fauve assagie, fera songer peut-être à la suprématie de la belle ayant maitrisé la bête… »

« L’art est fruit de l’esprit, a dit le grand Léonard de Vinci, Arte, cosa mentale. C’est ce que pensait André Abbal, et c’est avec l’esprit qu’il importe aujourd’hui de juger toute son œuvre, pour le comprendre et l’admirer. » Fin de l’allocution de Pierre de Gorsse. On devine les applaudissements, d’autant plus nourris que tout le monde aspire à se mettre à table ! L’hôtel du Commerce est tout près !

J’ai omis de dire que Louis Gratias était poète, et que mon dossier contient son poème au monument. Comme je fais dans le cas présent œuvre innovante, personne n’ayant apparemment retrouvé ces archives, je vous le joins tel quel, avec la calligraphie d’origine.

C’est Berthe Abbal dans une lettre manuscrite (où elle signe Be Abbal) qui signale au Maire de l’époque les œuvres de son défunt époux dans le Comminges : pour pouvoir en faire l’inventaire dans son discours, le Maire en avait en effet demandé la liste à la veuve ! Je connaissais la stèle d’Aspet à Joseph Ruau, Ministre de l’Agriculture. J’ignorais le monument des anciens élèves du collège de Saint-Gaudens : « ce fut Jean Vidalhet qui en fut l’instigateur en 29 ou 30 écrit Berthe Abbal. Et en souvenir de mon père, mon mari offrit la tête du poilu. »

Nul doute que vous y aurez droit

dans un prochain épisode !

(suite)